Impliqué dans une réflexion éthique et politique sur la modernité et son élargissement démocratique (qui le mène dans les rangs du jeune parti communiste français en 1924), Léon Moussinac développe une réflexion sur les arts nés avec l’industrie et/ou liés à elle, notamment le cinéma et les arts appliqués (dits aussi arts décoratifs). Ce point est primordial à ses yeux, car les arts de l’ère industrielle jouent rôle considérable dans la préparation du public à l’avènement du renouveau. En effet, l’industrie qui se destine à la production de masse, transforme la société et modifie, en utilisant la science, l’environnement et les conditions de vie. Pour lui, les nouveaux besoins sociaux, les nouveaux matériaux, l’adaptation aux moyens techniques de reproduction…doivent orienter les arts appliqués vers l’abandon de l’ornement. La nécessaire conciliation avec l’industrie, l’adaptation à l’utilité (la fonction dicte la forme) et l’adéquation avec matière (le respect du matériau) deviennent des lois primordiales de l’art décoratif, suivant en cela le chemin pris par l’architecture depuis la fin du XIXè siècle.
Dans le même temps, commencent à poindre les signes d’une nouvelle sensibilité. Cette dernière réclame des formes qui ne contentent l’œil que lorsqu’elles contentent l’esprit, qui ne sont belles que bien adaptées à leur fonction. Ces principes esthétiques rencontrent une très forte hostilité à un moment où tous les styles du passé reviennent en force et rivalisent avec ostentation dans les magasins, les expositions diverses et les catalogues de vente. Cependant les préjugés, les goûts dominants et les règles commerciales n’enrayent pas la poussée du meuble désormais considéré comme une architecture. La disparition de l’ornement qui en résulte est pour Léon Moussinac et les tenants du mouvement moderne la preuve que le monde moderne transforme l’idée même de beauté. Dans cette voie du renouveau, il a rencontré et accompagné les aspirations d’un certain nombre de créateurs dont Francis Jourdain (1876-1958). Ils s’accordent pour convenir que désormais le créateur de l’environnement moderne doit « arracher l’art aux débordements de l’imagination et de l’esthétisme »[1] — traduisez : de l’Art Nouveau et du mouvement dit Art Déco. Enfin débarrassée des préjugés et autres freins qui encombrent l’esprit, la logique peut régner et à son tour créer des beautés, donner à rêver, créer un style. L’œuvre d’art est désormais présentée comme une « sorte de système organique ou organisé […] ce qui implique un choix, donc une volonté, une décision de l’intelligence » écrira rétrospectivement le créateur Francis Jourdain[2] ; et pour satisfaire, elle doit porter les traces de cette « organisation », de cette « logique ». En abandonnant toute prétention, tout mensonge, les œuvres par leur simplicité, leur sincérité, leur honnêteté, recouvrent leur dignité. Elles répondent ainsi aux exigences de l’esprit de l’homme moderne en quête d’ordre et de logique selon Léon Moussinac et Francis Jourdain.
Pierre Chareau (1883-1950), René Herbst (1891-1982), Jacques-Émile Rulhmann (1879-1933) ou encore Louis Süe (1875-1968) et André Mare (1885-1932) s’inscrivent dans cette nouvelle exigence aux côtés de Francis Jourdain. Ils sont les pionniers de « l’architecture intérieure »[3]. Léon Moussinac vient de les baptiser ainsi puisqu’ils prennent « le parti »[4] d’être « plus préoccupés de construire que de décorer, d’aboutir à une logique qui ramène à elle, d’abord, les principes de durée, d’hygiène, de besoins pratiques, pour réussir à contre coup à satisfaire, moins par le détail que par l’harmonie d’ensemble — accord de lignes, de plans, de couleurs — notre sensibilité impérieuse. Affirmant donc de nouveau que la fonction ou l’usage déterminent la création, départ élémentaire, on comprend que l’art n’est atteint que dès l’instant où le meuble dépasse son rôle purement fonctionnel et pratique pour participer au rythme vivant, on pourrait dire à l’émotion, de l’ensemble ». Avec l’architecte et décorateur de cinéma Robert Mallet-Stevens (1886-1945), Léon Moussinac et les promoteurs de l’architecture intérieure vont imposer de nouvelles réalisations où dominent clarté et logique. Cet élan va mener au schisme qui va se produire à l’intérieur de la Société des Artistes Décorateurs au moment de l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels de 1925 à Paris. Il aboutira à la création en 1929 par Robert Mallet-Stevens, Francis Jourdain, Hélène Henry (1891-1965) et René Herbst de l’Union des Artistes Modernes (UAM). Ils sont rejoints en 1930 par Pierre Chareau, Louis Sognot (1892-1970), Charlotte Alix (1892-1987), Jean Burkhalter ( 1895-1982) et Jean Prouvé (1901-1984) notamment.
Rose-Marie Stolberg est historienne de l’art, spécialiste des XIXe, XXe et XXIe siècles, et des relations Art & Politique et mène des travaux sur l’art en France dans les années 1920.
Elle enseigne la dynamique créative et les découvertes culturelles et est directrice de mémoire en 5e année à l'Académie Charpentier.
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[1] Léon Moussinac, Francis Jourdain, Pierre Cailler Éditeur, Genève, 1955, p. 28.
[2] Francis Jourdain, « Le rationalisme en art », Les Cahiers Rationalistes, n°57, mars 1937, p. 63.
[3] Intérieurs I, 58 planches publiées sous la direction de Léon Moussinac, Collection documentaire d’art moderne, Éditeur Albert Lévy, Paris,1924.
[4] Ibid.